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“Gay Pride : les lesbiennes en quête de visibilité” interview pour "Le Monde", le 27 juin 2015

Gay Pride : les lesbiennes en quête de visibilité

La Marche des fiertés, qui se tient ce samedi, ne verra défiler qu’un seul char lesbien. Aujourd’hui, les bars pour femmes sont beaucoup plus rares que leurs équivalents gays, les coming-out aussi. Mais les choses commencent à changer.

Par   Publié le 26 juin 2015 à 22h03 – Mis à jour le 27 juin 2015 à 10h32

Il y aura un char lesbien à la Marche des fiertés, samedi 27 juin. Un seul. Et il s’en est fallu de peu pour qu’il n’y en ait aucun. A chaque édition de la Gay Pride pourtant, une quarantaine d’engins défilent à Paris, véritables porte-étendards d’associations, de bars ou de discothèques.

« Ça faisait trois ans que le collectif Gouines comme un camion défilait avec un char mais, cette année, elles ont annoncé qu’elles faisaient une pause, raconte Amandine Miguel, porte-parole de l’inter-LGBT (lesbiennes, gays, trans et bisexuels), qui organise la Gay Pride. On a donc monté un char réunissant des associations lesbiennes, le lesbotruck ». « C’est important, explique-elle. C’est un tremplin revendicatif pour la PMA [procréation médicalement assistée], la reconnaissance de la filiation pour la mère qui n’a pas porté l’enfant, la lutte contre la lesbophobie… »

« On est un peu la dernière roue du carrosse »

Autant de causes qui émergent difficilement : « Le fait que le président de la République n’ait pas tenu sa promesse sur l’ouverture de la PMA aux couples de femmes, ça dit beaucoup sur l’invisibilité des lesbiennes », regrette la responsable, qui est justement chargée de la « visibilité lesbienne », une délégation créée il y a deux ans au sein de l’inter-LGBT. Signe que le sujet a été pris en compte. Mais tardivement. « On est des femmes et on est des lesbiennes, on est un peu la dernière roue du carrosse », analyse durement Rag Lafon. Celle qui a lancé le site d’information culturelle Barbi(e) turix et organise Wet for me, « l’une des plus grandes soirées lesbiennes en Europe », essaye de faire bouger les lignes à travers « des événements festifs et grand public ».

Rien d’évident à cela. Car aujourd’hui, les lieux de sortie estampillés « filles » sont beaucoup plus rares que leurs équivalents gays. On ne décompte qu’une petite poignée d’établissements à Paris. « Quand on se découvre lesbienne, c’est un peu troublant de ne pas savoir où aller. Il y a beaucoup de jeunes qui se sentent seules », remarque Clémence, Parisienne de 30 ans. Même si, pour sa part, elle « n’aime pas traîner dans le milieu lesbien ». « Je ne veux pas que ma sexualité soit forcément mon point d’accroche dans la vie », explique-t-elle.

Aurélie, trentenaire aussi, abonde dans ce sens. Si ce soir elle est installée à la terrasse du Bar’ouf, bar lesbien du 3e arrondissement ouvert il y a moins d’un an, c’est parce qu’elle traverse un épisode houleux dans son couple et que « ça permet de rencontrer des gens ». Autrement, assure t-elle, « j’aimerais être invisible ».

« Un effacement des relations amoureuses entre les femmes »

Cette discrétion dans l’espace public s’expliquerait beaucoup « par peur des réactions d’hostilité », analyse Stéphanie Arc dans son ouvrage Identités lesbiennes, en finir avec les idées reçues (éditions Le Cavalier Bleu, février 2015). Une crainte qui pousserait les lesbiennes à échanger « moins de gestes de tendresse que les hommes » gays en public.

Les propriétaires du Bar’ouf, Anne et Marie, ont conscience de ces réticences : « On a voulu faire un lieu ouvert, sans rideaux, avec des portes-fenêtres et une terrasse, expliquent les deux quinquagénaires. Parce qu’on a passé l’âge de se cacher. Bien sûr, on s’est demandé si les filles oseraient s’installer à la terrasse. Mais ça a marché. Il y a quelques années, ça n’aurait pas été possible ».

Si les bars lesbiens ne se multiplient pas, c’est aussi pour une raison très banale. Les femmes ont toujours moins occupé l’espace public que les hommes : « Elles sortent moins, elles boivent moins, elles sont moins rentables pour le commerce », poursuivent Anne et Marie. Une observation que corrobore la sociologue Natacha Chetcuti-Osorovitz : « On recoupe ici les inégalités économiques entre les hommes et les femmes. S’y ajoute une logique de territoire : la sociabilité lesbienne s’est beaucoup moins développée dans les lieux commerciaux que dans le militantisme et de façon informelle », au sein d’associations, de réseaux d’amitiés, sur les blogs…

Leur invisibilité est en outre accentuée par ce que Stéphanie Arc nomme « un effacement des relations amoureuses entre les femmes ». Au cours de l’histoire, « la loi comme la religion se sont toujours montrées beaucoup plus virulentes à l’égard de l’homosexualité masculine ». Mais les lesbiennes ont davantage fait l’objet d’une occultation : « À travers la condescendance ou la dénégation, en considérant que l’amour lesbien était une amitié amoureuse et quelque chose de pas sérieux ».

Une visibilité en progression

Pour toutes ces raisons, d’aucuns ont pu considérer qu’il y avait moins de lesbiennes que de gays. Or, rien n’est moins sûr. D’après la dernière enquête disponible sur le sujet (Contexte de la sexualité en France, Ined/Inserm, 2006), 4 % de femmes déclaraient avoir eu des rapports homosexuels au cours de l’année, contre 4,1 % des hommes. « La part des femmes a augmenté dans le temps, c’est le signe d’une libération, analyse Stéphanie Arc. Avant, elles déclaraient davantage avoir eu des attirances pour quelqu’un du même sexe ».

Les lignes bougent inéluctablement. « La visibilité des lesbiennes progresse, reprend Stéphanie Arc. Elles sont représentées aujourd’hui dans des séries françaises comme ’Plus belle la vie’ ou ’Fais pas ci, fais pas ça’, mais aussi dans des séries anglaises ou américaines comme ’Orange is the new black’. On le voit également à travers des films, le succès de la romancière britannique Sarah Waters ou le coming-out de célébrités, surtout aux États-Unis ».

En France, rares encore sont les personnalités publiques à oser le coming out. Océane Rosemarie en a tiré parti, à travers son one-woman show « La lesbienne invisible ». « Quand j’ai écrit mon spectacle, plusieurs producteurs m’ont dissuadée de mettre le mot lesbienne dans le titre. En fait, ça a attiré du public parce que, justement, personne n’ose en parler. J’ai eu des salles pleines pendant plus de quatre ans ». La comédienne s’interroge cependant : « Je pense que j’ai été médiatisée parce que j’ai un personnage doux, souriant, en creux. Je n’aurais pas eu la même presse si j’avais eu de la moustache et les cheveux courts. Ça révèle une ambivalence. On est prêt à donner la parole aux lesbiennes, mais il faut qu’elles soient dans une norme hétéro ».

https://www.lemonde.fr/societe/article/2015/06/27/gay-pride-les-lesbiennes-en-quete-de-visibilite_4663146_3224.html

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