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“Lesbiennes, des femmes invisibles” interview pour le magazine Causette, 13 octobre 2014

Sous le vernis quelquefois glamour, tout n’est pas rose pour les homosexuelles. De plus en plus présentes sur le petit et le grand écran, elles sont étrangement invisibles dans la « vraie vie ». Pas de timidité là-dessous, mais des difficultés relatives à leur orientation sexuelle, et surtout à leur genre.

Des lesbiennes ? Votre grand-mère en a encore vu dans le dernier épisode de Plus belle la vie et de Fais pas ci, fais pas ça. Vous-même, vous pourriez citer les prénoms des filles homos de séries comme Glee, Grey’s Anatomy, Skins, ou encore The L Word sans trop de problèmes. Les filles qui aiment les filles sont, fait indéniable, bien plus présentes dans les fictions qu’il y a quelques années. Même Christine Boutin s’en est aperçue, c’est dire. « On ne peut pas voir un film à la télévision, une série, sans qu’il y ait des gays qui s’expriment ! »

 

Les lesbiennes ont le vent en poupe. Même les magazines féminins hétéros n’hésitent pas à présenter l’expérience sexuelle entre filles comme faisant partie de celles à acquérir pour ne pas mourir idiote. « Les homosexuels, gays et lesbiennes, sont de plus en plus visibles dans les sociétés occidentales. Ils s’intègrent peu à peu au paysage contemporain, en étant de plus en plus présents dans notre horizon médiatique. Les médias, presse et télévision, se font l’écho de cette évolution et y contribuent », explique Stéphanie Arc, essayiste, auteure de Identités lesbiennes, pour en finir avec les idées reçues. Et ce ne sont pas les filles qui vont s’en plaindre.

 

« Sale pédé »

Les jeunes lesbiennes de 25-30 ans et leurs aînées ont grandi sans modèle dans les fictions de leur adolescence. « Quand j’étais ado, les lesbiennes, je ne savais même pas que cela existait. Aussi parce que je n’en voyais nulle part, explique Marie Kirschen, 29 ans, journaliste spécialisée dans les questions LGBT. En revanche, je savais qu’il y avait des garçons homosexuels. J’avais entendu “sale pédé” dans la cour, et ma mère m’avait appris qu’il ne fallait pas dire ça. »

 

Le vocabulaire homophobe et violent continue de viser en majorité les hommes. Les filles, mieux représentées, glamourisées… et pas trop emmerdées ? « Sur les lignes de SOS homophobie, dédiées à l’écoute et à la dénonciation des actes homophobes, seuls 16 % des appels émanent de femmes », note Tania Lejbowicz, coréférente de la commission lesbophobie de l’association.

 

Lesbienne, y es-tu ?

Problème : la visibilité homosexuelle croissante n’est pas du tout paritaire. Juliette Gréco chantait déjà en 1971 qu’« on voit beaucoup de pingouins, mais beaucoup moins de pingouines ». L’homosexualité reste surtout synonyme d’amour entre hommes. Pour expliquer ce déséquilibre, une réponse toute faite : il y aurait simplement moins de lesbiennes que de gays. Les chiffres de la dernière enquête Contexte de la sexualité en France font vaciller cette idée reçue. Les femmes sont 4 % à déclarer avoir déjà eu des pratiques sexuelles avec une personne de même sexe, presque autant que les hommes, qui, eux, sont 4,1 %. Mais dans la question de l’autodésignation, les normes de genre pèsent lourd : 1,1 % des hommes et 0,5 % des femmes se définissent comme homosexuel(le)s. « La contrainte à l’hétérosexualité et à la procréation, garante de leur reconnaissance sociale, est plus forte pour les femmes. Elles ont plus de difficulté à se définir comme homosexuelles que les hommes, à expérience égale », analyse Stéphanie Arc.

 

Qu’elles soient ou non aussi nombreuses, les lesbiennes sont surtout moins visibles que les gays. Le cas de la presse illustre parfaitement cette particularité. En 2013, à la suite du rachat du magazine Têtu par l’homme d’affaires Jean-Jacques Augier, le site Tetue.com, dédié aux filles, cesse son activité. La même année, le magazine lesbien La Dixième Muse met la clé sous la porte après avoir opté pour une formule mixte pour tenter de survivre. La crise de la presse est générale, mais la presse lesbienne a un handicap majeur : elle n’attire pas les annonceurs. « Beaucoup rechignent à associer leur image à la presse LGBT en général, et à la presse lesbienne en particulier », déplore Marie Kirschen.

 

Effet repoussoir

Malgré leur glamourisation de surface, les lesbiennes auraient un effet repoussoir. Les clichés leur collent à la peau. « Pour les publicitaires, les filles homos sont moches, mal fringuées, fauchées et pas consommatrices. » Du côté des journaux gratuits, même constat : rien pour les filles. « Les gratuits gays, eux, tiennent parce qu’ils sont financés par des bars, des boîtes, des sex-shops qui y achètent des encarts publicitaires », poursuit la journaliste.

 

C’est justement là que le bât blesse pour les filles : les lieux de rencontre 100 % femmes, même dans les grandes villes de France, sont rares. Le tissu commercial et la vie nocturne concernent surtout les homos mâles. Paris compte une pléiade de bars, clubs ou saunas réservés aux gays, et moins de dix bars lesbiens. Le mythique Pulp, connu de toutes les filles, a mis la clé sous la porte en 2007. « La fermeture du Pulp a laissé un vide dans la nuit lesbienne à Paris. Sept ans après, on m’en parle encore », note Michelle Cassaro, ancienne patronne de l’établissement et figure du milieu, qui a ouvert depuis le très populaire Rosa Bonheur dans le parc des Buttes-Chaumont.

 

Un autre bar parisien emblématique, Le Troisième Lieu, a aussi disparu, non sans avoir créé une pétition de soutien sur Internet, qui a recueilli plus de 1 500 signatures. Les lieux fixes s’étant réduit à peau de chagrin, les événements pour les filles se tiennent désormais dans des lieux éphémères. « Il y a une vraie effervescence dans le milieu des filles, mais elle ne se voit pas, explique Rag, responsable du collectif lesbien Barbi(e)turix. Une jeune provinciale ou une touriste étrangère aura sans doute des difficultés à repérer les événements. »

 

Plan-plan

Pourquoi tant de différence de visibilité entre les lesbiennes et les gays ? Une piste : les gays sortiraient plus. « La culture lesbienne mobilise davantage les réseaux informels, dans une culture de l’entre-soi. Les femmes recherchent plus souvent le contact avec le groupe dans les phases de début de la vie sexuelle, de découverte du milieu lesbien et de rupture », explique Natacha Chetcuti, sociologue et auteure de Se dire lesbienne. Les lesbiennes seraient donc aussi plan-plan que les clichés le laissent penser ? « Une des blagues du milieu est de dire que les filles s’installent ensemble et prennent un chat au bout de quinze jours de relation », plaisante Hélène, 37 ans. « Tu sais qu’une fille s’est fait larguer quand tu la vois réapparaître dans les soirées ! » ajoute Géraldine, 31 ans.

 

Si beaucoup de filles reconnaissent moins sortir lorsqu’elles sont en couple, les comportements seraient encore une fois à observer sous le prisme du genre. « L’espace public n’est pas aussi mixte qu’il y paraît. Il est historiquement en faveur des hommes, et le demeure : ce sont eux qui le régulent », rappelle Natacha Chetcuti. Une partie des lieux festifs homosexuels est en effet consacrée à une sexualité « récréative ». « Chez les lesbiennes, contrairement à leurs homologues masculins, la sexualité “de loisir” n’est pas la norme. Les équivalents pour femmes des backrooms n’existent pas ou peu », poursuit la sociologue. Des tentatives ont pourtant vu le jour, comme les PlayNight, des soirées sexe pour filles et trans, mais n’ont remporté qu’un succès relatif.

 

Double discrimination

Par ailleurs, l’écart de salaire de 28 % entre les hommes et les femmes consolide les disparités. Un effet loupe se produit dans les couples de même sexe. Statistiquement, un couple de femmes a des revenus très inférieurs à ceux d’un couple d’hommes, et donc moins d’argent à consacrer à ses activités culturelles et festives.

 

Il faut ajouter à cela que, lorsque l’irruption du sida a mis un coup de projecteur sur les questions gays, les femmes se sont tenues un peu à l’écart. « Le militantisme homosexuel s’est en partie développé dans le cadre de la lutte contre le sida, avec Aides en 1984 et Act Up en 1989. Les lesbiennes, qui ont été peu touchées par la maladie, s’y sont moins impliquées. Et un certain nombre d’entre elles militaient déjà sous la bannière du féminisme », explique Stéphanie Arc. Enfin, les associations homosexuelles mixtes ne le seraient pas tant que ça. « Au sein des associations LGBT, les filles ne se sentent pas autant les bienvenues que les garçons, et elles peinent à accéder aux postes de direction », déclare Marie Kirschen. « Il demeure une dissymétrie des solidarités entre gays et lesbiennes, déplore Natacha Chetcuti. La question de la PMA en est un bon exemple. » Les femmes lesbiennes souffriraient donc d’une double discrimination : en tant que femmes et en tant qu’homosexuelles.

 

« Hystériques »

« Notre voix ne porte pas. Pour nous faire entendre, on est obligées de parler beaucoup plus fort que les gays… et on passe pour des hystériques, ironise Rag, de Barbi(e) turix. On nous a appris à formuler nos propos différemment pour ne pas choquer. » La voix des filles, justement, SOS homophobie a voulu l’entendre en lançant l’année dernière l’enquête Lesbiennes, à vous la parole !. En allant à la rencontre de filles de tous âges et de la France entière, le but de cette enquête était de décrire la visibilité que les lesbiennes accordent à leur orientation sexuelle dans leur vie quotidienne. La plupart des lesbiennes (38 %) n’évoquent leur orientation sexuelle au travail qu’avec quelques-uns de leurs collègues seulement.

 

Une réalité que Sarah, 36 ans, connaît bien. « Quand j’avais 20 ans, je n’hésitais pas à parler de mon orientation sexuelle au travail, et ailleurs si l’occasion se présentait. J’y voyais naïvement un moyen de revendication, un acte militant. En mûrissant, à la suite d’expériences désagréables, j’ai appris à sélectionner les collègues à qui je me confiais. » Hélène a une vision des choses similaire. « Alors que je m’estime militante et à l’aise avec ma sexualité, la question de ma visibilité auprès de mes collègues reste une question délicate. Je tergiverse beaucoup avant de parler de ma vie privée aux nouveaux arrivants. »

 

Lesbophobie

L’enquête révèle également que 18 % des filles ne manifestent jamais d’affection à leur compagne en public. Certaines peuvent le faire en fonction du contexte. Et quand elles ne le font pas, c’est, dans 63 % des cas, par peur des réactions hostiles. « C’est une forme d’autopréservation », explique Tania Lejbowicz. « Les femmes, en s’exposant dans l’espace public, risquent des insultes et des réactions d’hommes qui nient l’existence de la sexualité lesbienne en tant que telle », précise Natacha Chetcuti.

 

En menant l’enquête, SOS homophobie voulait aussi connaître la part de filles victimes de lesbophobie. « Nous savons d’expérience que les lesbiennes sont, tout comme les gays, quotidiennement confrontées à des violences. Mais la lesbophobie est difficile à évaluer, car les filles témoignent beaucoup moins », poursuit Tania Lejbowicz. La dénégation des amours féminines s’avère l’un des modes d’action privilégiés de la lesbophobie. « Les gays sont, dans l’imaginaire collectif, hypersexualisés. Les lesbiennes, au contraire, désexualisées. Leur vie sexuelle est édulcorée, pas prise au sérieux. »

 

Aller vers l’autre

« Les gouines sont en train de devenir à la mode… parce qu’on y travaille ! » lance joyeusement Rag. « Les filles ont changé. Il y a une nouvelle énergie », constate Michelle Cassaro. Un mouvement qui n’a pas échappé à la sociologue Natacha Chetcuti. « La jeune génération est en demande d’égalité, notamment sur le terrain de la visibilité. Elle se dit qu’elle peut, elle aussi, occuper l’espace public. Qu’elle aussi est légitime. »

 

Le collectif Barbi(e) turix, qui vient de fêter ses 10 ans, a fait souffler un vent nouveau. Leurs soirées Wet for Me, avec leur programmation musicale pointue, rassemblent plus de 1 500 personnes à chaque événement. Mais ne vous attendez pas à ne trouver que des lesbiennes dans ces soirées branchées. Elles sont mixtes. « La visibilité, ça passe par le fait d’aller vers l’autre, tranche Rag. Le collectif a un partenariat avec Radio Nova pour ses soirées, et j’en suis ravie. »

 

Mais à écouter les jeunes lesbiennes, la nécessité d’avoir des lieux à elles demeure. « Pour les filles moins à l’aise, c’est essentiel d’avoir des soirées avec seulement des nanas. Elles s’y sentent plus libres d’être ce qu’elles sont », nuance Tania Lejbowicz. Marie Kirschen tient aussi à ce que les lesbiennes aient une presse qui leur ressemble, « loin des discours hétéronomés ». Et c’est pour cela qu’elle a lancé, le 12 septembre, avec une équipe de dix autres journalistes, le premier mook lesbien : Well Well Well.  « Parce qu’un mook lesbien, c’est bien, bien, bien ! » rigole-t-elle. Espérons que ces filles-là selon bien visibles…

 

 

Pour aller plus loin

Les Invisibles, documentaire de Sébastien Lifshitz, 2012.

Des filles entre elles, documentaire de Jeanne Broyon et Anne Gintzburger, 2010.

Se dire lesbienne. Vie de couple, sexualité, représentation de soi, de Natacha Chetcuti. Éd. Payot, 2010.

Identités lesbiennes. Pour en finir avec les idées reçues, de Stéphanie Arc, éd. Cavalier bleu, 2015.

La Culture gaie et lesbienne, d’Anne et Marine Rambach. Éd. Fayard, 2003.

Publié le 13 Novembre 2014
Auteur : Héloïse Rambert | Photo : Illustration : Camille Besse
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