La philosophe Sandra Laugier et le sociologue Albert Ogien reviennent sur la portée et la signification des nouvelles formes de mobilisations politiques apparues dans le sillage du Printemps arabe de 2011.
Dans votre dernier ouvrage, Le Principe démocratie 1, vous analysez les vastes mouvements de contestation populaire qui se sont manifestés dans le monde depuis 2011. Mais qu’y a-t-il de commun entre les révolutions en Tunisie ou en Égypte et les rassemblements d’Occupy Wall Street à New York ?
Albert Ogien2 : L’année 2011 marque le retour des citoyens ordinaires en tant qu’acteurs centraux de la scène politique. Un peu partout, aux quatre coins de la planète, des foules sont en effet descendues dans la rue pour s’adresser directement à leurs dirigeants – ou à la haute finance – et exiger un changement radical en scandant des slogans identiques : « Dégage ! », « Vous ne nous représentez pas ! » Certes, les situations politiques diffèrent totalement à Tunis, Madrid, New York, Moscou, Montréal ou Istanbul, et les raisons des mobilisations n’y sont pas identiques. Mais la forme prise par la revendication, elle, l’a été. D’ailleurs, ces rassemblements se sont généralement réclamés du « Printemps arabe », même la réactionnaire « Manif pour tous » en France.
Sandra Laugier3 : Tous ces mouvements sont nés d’une volonté des citoyens, des humains, de se réapproprier leur situation et leur parole. Car ils/elles ont le sentiment d’être dépossédés de leur voix politique, de ne pas avoir de place dans les décisions qui sont prises et qui les concernent pourtant au premier chef, qu’il s’agisse de type d’organisation politique comme de choix financiers ou énergétiques…
Quelles sont les similarités que vous avez identifiées dans ces mobilisations ?
A. O. : Les rassemblements se sont partout organisés autour d’un seul motif, celui de la démocratie, même si ce mot a recouvert des revendications disparates : avoir le droit de s’exprimer, mettre fin à la corruption, détruire le pouvoir de la finance, ne pas subir l’arbitraire, avoir un travail, etc. Toutes les protestations ont posé une exigence : le respect de la dignité des personnes et des droits des citoyens. Autre similarité : ces mouvements ont adopté la non-violence comme forme d’action politique, même s’il y a eu parfois beaucoup de heurts et de morts, du fait de la violence… de la répression.
S. L. : Ensuite, ils sont systématiquement organisés hors des partis politiques et des syndicats. Ils n’ont donc ni leader (aucun nom n’émerge, n’est-ce pas ?), ni programme, ni stratégie de prise de pouvoir. Les décisions sont prises à l’unanimité, et non à la majorité, il n’y a pas d’élection de représentants… La démocratie que ces mouvements réclament se trouve au cœur de leur fonctionnement quotidien, ce qui est bien la première chose à attendre de ceux qui revendiquent le « principe démocratie ».
Ces mouvements sont également mondiaux…
A. O. : En effet, l’information a circulé très vite via les réseaux sociaux. Occupy, par exemple, a organisé des manifestations mondiales via Internet. La communication entre ces mouvements a été constante afin de partager les « bonnes pratiques ». Chacun d’eux s’est ainsi renforcé dans sa conviction que ce qu’il faisait était juste.
Rien à voir avec les manifestations traditionnelles !
S. L. : C’est certain. En réalité, certains citoyens sont lassés des formes classiques de contestation, comme ils le sont des rituels électoraux auxquels se résume la vie politique officielle. Pour eux, les manifestations font partie d’un paysage et d’une expression politiques périmés, à l’image du système électoral représentatif et des discours creux qu’il induit aujourd’hui. Tout ça n’est plus adapté aux attentes… Quelles attentes ? Plus de transparence et d’honnêteté de la part des dirigeants, plus d’information au public, mais aussi une meilleure représentativité, une participation réelle aux choix collectifs, réservés pour le moment à une petite minorité. Bref, une extension des droits politiques et de la citoyenneté.
A. O. : Une des caractéristiques de ces mouvements est leur unanimisme, comme l’indique le slogan : « Nous sommes les 99 %. » Ils ne portent pas de revendications catégorielles (les retraites, les salaires, l’emploi, etc.), mais parlent au nom de tous, ce qui est énigmatique. C’est pourquoi les partis et syndicats ne savent pas comment se situer face à ces demandes ! D’une certaine façon, la dimension planétaire des enjeux, tels que le climat, l’énergie, la continuation de la vie sur Terre, mais aussi la liberté, la justice, écrase les revendications traditionnelles.
Ces mouvements ne sont-ils pas impuissants face aux pouvoirs économiques, financiers ou politiques auxquelles ils s’opposent ?
A. O. : La réussite des rassemblements et occupations de places a été diverse. Parfois, des tyrans ont été destitués ; ailleurs ils se sont maintenus au pouvoir en réprimant violemment la contestation. Dans les pays démocratiques, ils ont réuni des foules pendant des semaines, avec le soutien de la population. Et pourtant rien ne semble avoir changé.
S. L. : Sauf qu’une question a été posée, celle de la réalité du fonctionnement de la démocratie devenue, aujourd’hui, un régime qui étouffe les voix. Or cette question était d’autant plus légitime que ceux qui l’ont posée ne cherchaient pas à prendre le pouvoir, pas plus que les actions de désobéissance dont nous parlions dans notre ouvrage précédent4, mais à réclamer plus de démocratie, y compris là où on se dit « en démocratie ».
Ils visent en somme à renouveler la démocratie ?
S. L. : Oui, en rendant public et visible le sentiment d’iniquité, d’inexpressivité, de dépossession. En donnant à voir, ces contestations donnent aussi à discuter, à débattre des problèmes qui, dans l’ordre actuel, sont mis de côté ou négligés. Ce qu’elles demandent, c’est que les décisions prennent en compte celles et ceux qu’elles concernent. Car c’est ce qui manque aux démocraties européennes, et à la France en particulier, où le milieu politique est verrouillé, résistant à l’entrée de nouveaux venus, les femmes bien sûr, mais aussi les personnes issues de l’immigration.
A. O. : Ces mouvements dénoncent également l’incapacité des gouvernements à faire face aux puissances financières. Durant le dernier quart de siècle, sous l’influence du néo-libéralisme, l’État s’est peu à peu dessaisi de son pouvoir en favorisant la liberté d’entreprendre. Ce qui a pu être tenu pour une bonne chose. Sauf que cela s’est fait au profit des banques et de la finance. Comment un gouvernement peut-il reprendre la souveraineté politique dont il s’est défait ? C’est aussi cette question que la protestation a mise au cœur du débat public.
Ces mouvements annoncent-ils les formes que pourrait prendre à l’avenir l’activité politique ?
A. O. : Ils manifestent un nouveau rapport au politique, dont on peut penser qu’il va continuer à modifier les formes de l’action politique. Déjà des partis ont émergé de ces mouvements afin d’introduire l’exigence de démocratie au sein même du système représentatif. En Italie, le Mouvement 5 étoiles, qui se présente comme un non-parti, sans leader, sans programme, qui s’organise sur un mode transparent via Internet, est aujourd’hui la deuxième force politique du pays. En Espagne, des citoyens ont créé sur ce modèle le parti Podemos afin de « transformer l’indignation en changement politique ». Il est devenu la quatrième force électorale du pays. En France, des « listes citoyennes » se sont constituées aux dernières élections municipales… et ont connu le succès comme Grenoble pour tous.
S. L. : Ce qui compte, c’est que la démocratie soit revendiquée comme un principe, un idéal non atteint mais réalisable concrètement, une forme de vie ; pas « le changement » (proclamé ou imposé), mais des déplacements dans la vie ordinaire et les relations entre individus (mobilisations féministes ou écologiques, participation, collaboratif en ligne, crowdsourcing, lanceurs d’alerte), qui constituent le travail politique que les sociétés font sur elles-mêmes, minuscule et manifeste à la fois.
Notes
- 1. Le Principe démocratie. Enquête sur les nouvelles formes du politique, La Découverte, 2014.
- 2. Sociologue, Albert Ogien est directeur de l’Institut Marcel Mauss (CNRS/EHESS).
- 3. Sandra Laugier est philosophe et directrice adjointe scientifique de l’Institut des sciences humaines et sociales du CNRS.
- 4. Pourquoi désobéir en démocratie ?, La Découverte, 2010.