La mondialisation économique a engendré un nouveau phénomène migratoire: les transmigrations. Décryptage avec Alain Tarrius, chercheur au Laboratoire Interdisciplinaire, Solidarités, Sociétés, Territoires.
À l’échelle mondiale s’est développé un nouveau type de migrations que vous appelez transmigrations. De quoi s’agit-il ?
Alain Tarrius * : Les transmigrants sont ces migrants issus soit de pays pauvres (Balkans, Caucase, Proche et Moyen-Orient, Amérique du Sud), soit des populations pauvres de pays riches (Europe de l’Ouest, États-Unis, Afrique du Sud, Australie, Nouvelle-Zélande), qui effectuent des parcours de plusieurs milliers de kilomètres avant de revenir chez eux, avec pour principale activité la vente de produits de contrebande (appareils photo, matériel électronique, etc.) ou de services (consultations médicales). On dénombre environ 200 000 passages annuels de transmigrants en France, et 600 000 en Europe. Sortes de colporteurs contemporains qui vendent aux populations pauvres – le poor-to-poor ou l’entre-pauvres –, ils achètent légalement les produits d’entreprises internationales, mais franchissent ensuite les frontières sans s’acquitter des taxes ni respecter les contingentements. Un appareil photo affiché au prix de 70 euros par la grande distribution européenne se revend à seulement 37 euros par ce réseau. Ce phénomène permet à ces entreprises de conquérir l’immense marché des pauvres. Ainsi, les ventes de produits électroniques du Sud-Est asiatique se chiffrent, après le passage de la mer Noire pour la voie européenne, à plus de 6 milliards de dollars et, après le passage par Djedda pour la voie africaine et nord-américaine, à plus de 8 milliards de dollars.
Quand ces nouveaux migrants de la mondialisation sont-ils apparus ?
A. T. : Dès les années 1980, tant pour les réseaux observables dans les Balkans, en provenance de l’Afghanistan et du Caucase via l’Iran, la Turquie, les Émirats, la Syrie et la Géorgie, que pour ceux situés à l’ouest de la région méditerranéenne. Là, de petits entrepreneurs circulants, Algériens et Marocains habitant l’Espagne, l’Italie et le Sud de la France, en situation régulière, effectuent des mouvements pendulaires vers leurs villes et villages d’origine. Mais c’est seulement à partir de 1995-1998 que les majors du Sud-Est asiatique ont compris que ce modèle économique leur serait profitable : pour elles, c’est la fin des frontières et de leurs taxes. Ce modèle correspond ainsi parfaitement à l’ultralibéralisme que réclament les firmes transnationales.
Comment les États, notamment européens, envisagent-ils cette forme d’immigration… qui n’en est pas une ?
A. T. : Au binôme im-migration/é-migration, il faut désormais ajouter la trans-migration. La figure de l’étranger s’en trouve radicalement transformée. Parce qu’ils réfléchissent toujours en fonction du plan républicain d’intégration, les États, comme l’État français, sont surpris par ces arrivants qui sollicitent seulement des autorisations provisoires de circulation. En France, de nouvelles dispositions prévoient des durées de six mois de traversée du pays. Petits entrepreneurs transnationaux, les migrants ne ressemblent pas à leurs aînés immigrés. Certes, il s’agit également d’un mouvement de grande ampleur de la main-d’œuvre internationale, mais ils travaillent dans le secteur commercial et non plus industriel, et surtout sur le mode de la mobilité continue, et non plus de la sédentarisation forcée près des lieux de production.
Dans votre dernier livre, Transmigrants et nouveaux étrangers* * , vous parlez justement d’émancipation à leur égard. En quel sens ?
A. T. : Ce choix de la mobilité s’avère en effet émancipateur : d’objets déplacés au gré des législations nationales, les transmigrants ont le sentiment de devenir sujets de leur migration. D’un côté, puisqu’ils partent simplement en tournée de plusieurs semaines, voire de plusieurs mois, ils considèrent qu’ils ne quittent pas leur milieu familial. Ils n’ont donc plus l’impression d’être étrangers nulle part ni de devoir entrer dans le moule identitaire des sociétés qu’ils traversent. De l’autre côté, ils ont un sentiment de réussite commerciale, notamment lorsqu’ils reviennent au pays, où ils investissent parfois l’argent gagné. Parce que les projets d’assimilation proposés par les pays européens n’ont pas atteint leurs objectifs, les transmigrants offrent aux jeunes générations qui vivent dans les enclaves urbaines ouest-européennes un modèle de sortie que les États ne leur ont pas fourni.
Vous notez tout de même des ombres au tableau…
A. T. : Oui, le tableau n’est pas si idyllique. D’une part, il ne s’agit pas d’un commerce légal, puisqu’ils contournent les législations. D’autre part, il y a un lien étroit entre ce secteur et celui des trafics illégaux au niveau des capitaux : pour acheter leurs marchandises, certains travaillent comme ouvriers agricoles dans les exploitations de pavot en Turquie, Géorgie, Russie, Irak, pendant un mois ou deux, ou se font prêter de l’argent par les mafias russo-italiennes. On note enfin un regain des transmigrations des femmes pour la prostitution à partir des Balkans, du Caucase et du pourtour méditerranéen vers les clubs du Levant espagnol, à La Jonquère : ce sont ainsi 10 800 femmes qui y travaillent…
Y a-t-il des liens, à la croisée des chemins, entre les anciens migrants et leurs descendants et les transmigrants ?
A. T. : En effet, en Europe, plusieurs milliers de transnationaux vivent aux côtés de résidents locaux lors de leurs étapes résidentielles. Il y a entre eux nombre d’interactions. Certains résidents deviennent ainsi des sortes d’associés dans les villes traversées : ils fournissent aux transmigrants logement, usage des technologies de l’information et de la communication pour les interconnexions avec le vaste marché du poor-to-poor. Par le biais des associations cultuelles, certains font également venir en France des médecins syriens, bulgares et irakiens, surnommés les docteurs égyptiens, qui proposent aux transmigrants des consultations médicales, assistés par des jeunes résidents qui achètent les médicaments sur Internet.
Devons-nous repenser la notion de frontière ?
A. T. : Absolument. La création de l’espace Schengen a entraîné le démantèlement des frontières intérieures, incitant les nations à concevoir leurs frontières extérieures comme européennes. Mais sans statut juridique véritable. Les transmigrations tracent, elles, des territoires circulatoires qui font de 2 000 à 3 000 kilomètres de long et de 40 à 50 kilomètres de large, constitués d’étapes et de sociabilités multiples. Pour les transmigrants, les frontières ne séparent pas les nations, mais identifient les territoires de leurs déplacements où résident amis et famille. Il existe ainsi un Maroc transversal à l’Allemagne, la Belgique, la France et l’Espagne, où les familles sont liées entre elles de pays à pays, autant d’étapes de la vieille migration supports aux circulations des transmigrants. Et il en va de même pour les Turcs, les Roms, etc.
Article en ligne sur CNRS LEJOURNAL
(Cet article a été publié en juillet 2013 dans CNRS Le journal, n° 273,)
Notes
* Laboratoire interdisciplinaire solidarités, sociétés, territoires (CNRS/Univ. Toulouse Jean-Jaurès/EHESS).
* * Cet ouvrage a été édité dans le cadre du programme Laboratoire d’excellence Structuration des mondes sociaux-Mobilité, réseaux, migrations, piloté par le Lisst.