Pouvez-vous définir pour nous la différence entre l’orientation sexuelle et l’identité sexuelle ?
L’orientation sexuelle concerne la sexualité. Elle est fonction des personnes avec qui on la pratique (homosexualité, hétérosexualité, bisexualité). L’identité sexuelle (ou si l’on veut éviter les confusions, l’identité « de genre »), elle, concerne le genre : c’est se sentir homme, femme, ni l’un ni l’autre… ad libitum. Elle n’est pas nécessairement conforme à l’anatomie, mais relève de la manière dont chacun et chacune se définit et se positionne par rapport au sexe (biologique) et au genre (social). Bon nombre de personnes confondent identité de genre et orientation sexuelle. Et c’est pourquoi elles associent par exemple l’homosexualité féminine au fait d’être un « garçon manqué », comme s’il fallait être « un peu homme » pour aimer les femmes. Il est donc capital de dissocier ces notions : oui, on peut être une femme hétérosexuelle et porter des vêtements « pour hommes », ou une lesbienne qui ne jure que par la lingerie fine. En la matière, toutes les combinaisons sont possibles !
Dans votre livre «Les lesbiennes» vous dites qu’il y aurait bien moins de lesbiennes exclusives que de gays exclusifs. Y a-t-il une raison à cela et si oui laquelle ?
Précisons d’abord que l’homosexualité exclusive chez les deux sexes est très peu fréquente. La raison ? L’hétérosexualité est encore « présentée » – pour ne pas dire « imposée » – comme la sexualité la plus souhaitable. Résultat : la plupart des homosexuel.le.s vivent leurs premières relations avec l’autre sexe, avant de se rendre compte qu’ils ou elles préfèrent les personnes du même sexe. Chez les femmes, le phénomène se trouve accentué, car cette « contrainte » à l’hétérosexualité s’exerce plus fortement sur elles, et ce malgré les luttes féministes. Les hommes s’avèrent en effet toujours plus libres de vivre leur sexualité comme bon leur semble. Mais les choses évoluent : pour preuve, dans la dernière enquête sur la sexualité des Français (enquête CSF), en 2006, les femmes se déclarent aussi nombreuses que les hommes à avoir eu des relations homosexuelles au cours de leur vie.
Si l’homosexualité exclusive est extrêmement rare chez les deux sexes, doit-on comprendre que la bisexualité correspondrait plus à une norme qu’à une exception ?
Une norme, assurément non. Du moins pas au sens où la bisexualité serait instituée, valorisée, imposée, comme peut l’être l’hétérosexualité, au détriment des autres sexualités. Car dans le système hétérosexiste qui est celui des sociétés occidentales, on considère qu’il existe deux sexes, et deux seulement (homme vs femme), et deux sexualités (hétérosexualité vs homosexualité), et qu’ils sont hiérarchisés : les hommes seraient supérieurs aux femmes, et l’hétérosexualité supérieure à l’homosexualité.
Si par « norme », on entend maintenant « comportement le plus fréquent », ce n’est pas le cas non plus, car seuls 4,1% des hommes et 4% des femmes déclarent avoir eu des rapports homosexuels au cours de leur vie, et un tout petit peu plus de l’attirance pour une personne du même sexe.
Néanmoins, on a tort de voir l’orientation sexuelle comme relevant de deux catégories étanches et intangibles : d’un côté, l’homosexualité, le fait d’une minorité, de l’autre, l’hétérosexualité, fait de la majorité. À l’image du désir, elle s’avère mobile, complexe, et peut fluctuer tout au long de la vie. Ou comme l’écrivit le sexologue américain Alfred Kinsey dès 1948, qui la représenta sous la forme d’un échelle graduée de 0 à 6 entre hétérosexualité exclusive (degré 0) et homosexualité exclusive (6), la sexualité s’avère un continuum entre ces deux pôles : la bisexualité y représente en fin de compte quatre degrés sur six !
Concluons sur cette perspective : le jour où l’homosexualité sera mieux acceptée, et que diminuera la pression sociale qui pousse massivement les individus vers l’hétérosexualité, la bisexualité sera sans doute beaucoup plus répandue.
Selon vous l’homoparentalité est-elle plus facile ou naturelle chez les lesbiennes que chez les hommes homosexuels ?
Je me méfie de la notion de nature, si souvent utilisée pour justifier des rapports sociaux de domination. Sauf que pour une fois, le recours à la « Nature » joue un peu en faveur des lesbiennes qui ont ou veulent avoir des enfants : la « nature » des femmes après tout n’est-elle pas d’être mères (dit-on…) ? Ne sont-elles pas, « par nature », plus maternelles que les hommes (ajoute-t-on…) ? Les gays, eux, ne bénéficient pas de cette « bienveillance » essentialiste. De plus, l’homosexualité masculine est toujours associée à la pédophilie… Voici pour les représentations. Pour ce qui est de l’accès à la maternité/paternité, il demeure de toute façon difficile en France : l’insémination artificielle n’est pas autorisée aux femmes célibataires et aux lesbiennes, les mères porteuses interdites. Et l’adoption n’est pas accordée aux couples homosexuels. Enfin, lorsque l’enfant est là, le deuxième papa ou la deuxième maman n’est pas du tout reconnu légalement comme tel. Je crains que la lutte pour l’homoparentalité ne compte de beaux jours devant elle.
De quelle manière les préférences d’ordre sexuel (homosexualité, hétérosexualité, bisexualité) peuvent-elles ou non fonder une identité ?
Vaste question ! Car la notion d’identité homosexuelle ne s’est pas élaborée en un jour. Et c’est un processus complexe, alimenté tant par les hétérosexuel.le.s que par les gais et les lesbiennes… Il semblerait qu’on la trouve, à l’origine, dans les écrits de médecins de la fin du XIXe et du début XXe (tel l’Allemand Magnus Hirschfeld). C’est en effet alors qu’est née la théorie selon laquelle l’homosexualité était le fait de « personnes à part », dont l’identité était différente de celle des hétérosexuel.le.s. Magnus Hirschfeld soutient ainsi que les homosexuel.le.s font partie d’un troisième sexe, ni homme, ni femme, mais entre les deux. On parle aussi à l’époque d’« invertis ». Résultat : ces théories ont fortement marqué les gaies et les lesbiennes qui les ont en partie assimilées ou se les sont réappropriées. Puis les identités gaies et lesbiennes se sont élaborées tout au long du XXe, et jusqu’à aujourd’hui, se nourrissant des idées reçues, dépréciatives, qui imprègnent les mentalités, mais aussi de toutes les références communes, positives, que se sont constitué.e.s les homos : références artistiques et littéraires (des romans, films, tableaux, etc. qui évoquent ce qu’ils et elles vivent), références géographiques (lieux commerciaux, associatifs… ), références politiques et militantes, etc.
Bien sûr, il peut paraître étrange de fonder une identité sur une sexualité… Mais d’un côté, la société hétérosexiste majoritaire catégorise, d’étiquette ceux qui dévient des normes, tandis que de l’autre, les minorités LGBT se tournent vers des repères identitaires communautaires en réponse à l’hostilité sociale.
Quelles sont les bases de l’identité de genre ?
Certains vous répondront le dosage des hormones qui baignent le fœtus dans le ventre de sa mère. Et ils tirent de cette fameuse détermination biologique tout un tas de caractéristiques (« Les hommes savent lire les cartes routières », « Les femmes sont douées en communication »)… D’autres, pédo-psychiatres et psychanalystes, rétorquent que notre identité de genre résulte d’un maillage d’identifications, conscientes et inconscientes, aux personnes qui nous entourent, notamment durant nos plus jeunes années. Je dirai pour ma part que si on naît « homme », « femme » selon les étiquetages anatomiques, on le devient surtout ! Nous sommes bel et bien formatés, autrement dit, bombardés d’électrons rose ou bleus censés nous inculquer les « bonnes manières » d’être soit femme soit homme. Heureusement, toutes les greffes ne prennent pas : on peut ainsi parvenir à défaire les genres, à jouer avec les identités, à se déplacer sur la carte du masculin et du féminin. Au fond, la vraie question n’est-elle pas : pourquoi la société accorde tant d’importance à ces questions d’identité de genre et d’orientation sexuelle ? Quels sont les enjeux de pouvoir qui les sous-tendent ?
Pourquoi les gays et les lesbiennes revendiquent-ils une identité qui leur est propre ?
D’abord, tous et toutes ne sont pas dans une démarche de revendication, ni même… d’affirmation de leur orientation sexuelle. Et pour cause, on ne peut pas dire que l’homophobie incite à sortir du placard. Heureusement, un certain nombre d’homos mènent aujourd’hui la vie de leur choix. Revendiquent-ils leur homosexualité pour autant ? C’est ce que disent certains qui pensent qu’embrasser son ami.e dans la rue est un acte de provocation… Dans les années 1970, il est vrai être visible s’avérait un acte militant, et c’est d’une certaine façon toujours le cas. À ce titre, les Marches des Fiertés, si elles ont pris une tournure bien moins politique qu’auparavant, me paraissent un moment important. Pourquoi être « fier » d’être homosexuel (« Sommes-nous fiers d’être hétéros ? », entend-on parfois) ? Pour montrer que nous refusons le sentiment de honte qu’on veut nous faire ressentir. Pourquoi revendiquer une identité lesbienne ? Pour affirmer que nous existons, pour dire non à l’identité stéréotypée, insultante qu’on nous impose. Revendiquer son identité, c’est dire simplement que nous sommes heureuses d’être ce que nous sommes.
Peut-on parler d’une identité bisexuelle ?
Oui, bien sûr… Si certaines personnes qui aiment les femmes et les hommes s’affirment comme telles ! Ce sont celles qui s’affranchissent notamment de l’idée que l’on est forcément soit hétérosexuel, soit homosexuel…
Pouvez-vous définir pour nous ce qu’est le sentiment d´appartenance ?
Appartenir à la communauté lesbienne, en l’occurrence, c’est, pour moi, ressentir une solidarité (une « sororité ») avec toutes ces femmes qui partagent le même amour des femmes et qui ont connu, chacune à leur manière, des expériences similaires : elles ont pris conscience de leur homosexualité, décidé ou non de faire leur coming out, rencontré un jour le sexisme et l’homophobie, etc. C’est savoir que ces points communs priment sur nos différences, parce qu’ils nous rapprochent dans un même élan de lutte pour affirmer notre indépendance, le droit de vivre librement avec celles que nous aimons.
Dans votre livre «Les lesbiennes» vous écrivez : « Le corps de la femme est encore perçu comme un « corps pour autrui » — pour les hommes en particulier —, et non comme un « corps pour soi ». Pouvez-vous élaborer un peu ?
Oui, j’évoquais ici la manière dont notre société représente encore le corps des femmes, représentations qui opèrent notamment dans le domaine de la sexualité, y compris chez les lesbiennes. Je m’interrogeais alors sur l’idée reçue selon laquelle « Entre femmes, ce n’est pas vraiment du sexe ». D’où vient-elle ? Entre autres, de la manière dont est perçu (et traité), depuis des siècles, le corps des femmes comme un objet dont les hommes prennent possession par l’acte sexuel. Un corps que la société s’approprie, dont les désirs sont illégitimes et qui pourvoit essentiellement à l’enfantement. Un corps qui se doit d’être toujours disponible, d’abord dans le souci de l’autre et non dans le souci de soi ni de sa propre jouissance. Si les pratiques sexuelles des hommes et des femmes tendent aujourd’hui à se rapprocher, les idées reçues, elles, sont encore très ancrées dans les esprits !
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