Depuis l’Antiquité, de nombreuses cultures ont produit des récits d’«histoire universelle» portant sur la totalité du passé. L’historien Hervé Inglebert interroge ce concept et sa signification à notre époque.
Votre dernier ouvrage, Le Monde, l’Histoire, est un « essai sur les histoires universelles ». Mais qu’est-ce qu’une « histoire universelle » ?
Hervé Inglebert1 : C’est un récit sur la totalité connaissable du passé. Mais cela peut renvoyer à divers types de récits. De manière générale, un récit peut être appelé historien s’il affirme la véridicité des faits rapportés et s’il peut les dater. Un récit d’« histoire universelle » doit de plus intégrer diverses totalités (temporelle, spatiale, ethnique, thématique, de points de vue) qui, combinées, définissent une « universalité » particulière, variable selon les époques et les cultures. Enfin, depuis le XIXe siècle, il faut ajouter le recours nécessaire à la méthode critique envers les sources. C’est pourquoi les récits d’« histoire universelle » antérieurs, comme La Chronique de Tabari. Histoires des prophètes et des rois, de Mohammed ibn Jarir Al-Tabari, écrite vers 900, ou le Discours sur l’histoire universelle, de Bossuet (1681), sont devenus obsolètes.
Pourquoi avez-vous eu envie de rédiger ce livre ?
H. I. : On écrit un pareil ouvrage d’abord pour des raisons personnelles liées à ses lectures, ses visites, ses voyages, qui sont les voies concrètes de la découverte et de l’exploration de l’universalité. Ensuite, il y a un intérêt pour des questions épistémologiques : comment concilier, pour relater un récit, la « longue durée », concept de l’historien Fernand Braudel, et les « discontinuités » évoquées par le philosophe Michel Foucault ? Quel sens cela a-t-il d’écrire un récit de longue durée sur un thème qui varie selon les lieux et les temps ? Comment décrire le devenir ? Quelle est la nature de la notion d’histoire universelle ?
Vous écrivez : « Notre époque ne connaît que le monde d’aujourd’hui, faussant par là la conception qu’elle se fait d’elle-même et de sa propre histoire »… N’est-ce tout de même pas moins vrai actuellement que par le passé ?
H. I. : Le chronocentrisme amène toute époque à projeter ses valeurs, évidentes pour elle, sur les autres époques, ce qui produit l’anachronisme, faute absolue pour les historiens. On pourrait croire que cela est moins vrai aujourd’hui grâce à une meilleure connaissance de l’histoire des autres. Cela est en grande partie illusoire pour au moins trois raisons. D’abord, l’histoire des autres est généralement comprise par le biais de grilles de signification occidentales ; en effet, il y a peu de concepts non-européens dans les sciences humaines et sociales. Ensuite, écrire de l’histoire « sérieuse » (c’est-à-dire reconnue comme telle par les universitaires) signifie désormais utiliser des méthodes qui ont été mises au point en Europe aux XIXe et XXe siècles. Enfin, les préjugés actuels, par exemple démocratiques ou libéraux, ne déforment pas moins les réalités d’autrefois que ceux d’hier. C’est pour cela que l’approche historiographique est indispensable pour éviter la naïveté. Car il n’existe pas d’accès immédiat au passé, et il est impossible de comprendre le présent à partir de l’idéologie du présent.
Si elle est dite « universelle », cette écriture historique n’est-elle pas pourtant quasi uniquement le fait des « dominants » (hommes blancs et occidentaux), tout comme l’est l’histoire en général ?
H. I. : On a écrit des récits de la totalité du passé depuis plus de 4 000 ans, en Mésopotamie, dans le monde romain, en Chine, et ensuite chez les chrétiens, les musulmans et les Occidentaux. Chez ces derniers, l’apparition vers 1750 du concept d’histoire universelle les a conduits à imaginer qu’ils étaient la finalité de l’histoire, ce qui perdure dans le discours actuel sur la globalisation, posée comme une nécessité évidente qui unifierait l’histoire humaine. L’eurocentrisme ne fut que le chronocentrisme de 1900, en un temps où l’Europe dominait de fait la planète. Mais ce fut aussi le moment où on écrivit les premières histoires universelles universitaires selon les canons de l’histoire critique définie en Allemagne au XIXe siècle. Cela produisit un discours qui valorisait les valeurs européennes bourgeoises et masculines.
De plus, jusqu’à une époque récente, on écrivit seulement l’histoire du « mémorable », qui était avant tout politique, militaire et religieuse. La Révolution française et le développement de l’industrie ont amené à mettre en valeur l’importance du peuple ou des masses dans le devenir, mais l’intégration des autres aspects, par exemple ceux des femmes ou des peuples colonisés, n’a été réalisée qu’après 1960, contre un récit jusque-là principalement blanc et masculin. Cela reste vrai aujourd’hui, la part des femmes restant limitée dans l’histoire globale ou gommée par l’emploi de termes généraux (les travailleurs, les foules) renvoyant en réalité principalement à des hommes.
Votre ouvrage est en quelque sorte un « discours de la méthode historienne ». Quels enseignements peut-on en tirer pour l’écriture des (futures) histoires universelles ?
H. I. : Je propose d’écrire non une « nouvelle histoire universelle » mais une « chronique des mondes ». Cette formule permet d’insister sur la nécessaire pluralité des approches et d’éviter l’illusion unitaire naissant d’un récit historien continu qui présuppose de fait l’unité de son sujet. Les seuls éléments unitaires (les totalités temporelles, spatiales…) doivent être formels ; et le modèle théorique d’une « chronique des mondes » doit être conçu sur le mode de l’hypertexte du Web, de manière ouverte, pour éviter un récit centré, et permettre ainsi de traiter l’ensemble des thèmes et d’intégrer les diverses représentations.