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L’attention, un bien précieux CNRS le journal : 17.07.2014

Films, livres, sites web… Jamais le public n’avait été autant submergé de propositions. Résultat : capter son attention est devenu un enjeu central de l’économie. Le chercheur Yves Citton nous parle de ce phénomène aux conséquences inattendues.

Vous venez de diriger L’Économie de l’attention. Nouvel horizon du capitalisme ?, un ouvrage collectif qui rassemble les contributions de chercheurs sur le sujet. Qu’est-ce que « l’économie de l’attention » ?
Yves Citton : Cette expression a commencé à être utilisée en 1996. Son origine remonte à un article de l’économiste et sociologue américain Herbert Simon, publié en 1971, qui oppose les sociétés du passé, caractérisées comme « pauvres en informations », à nos sociétés actuelles, « riches en informations ». La différence tient à ce que nous avons tous désormais accès à une quantité d’informations pertinentes (voire indispensables pour nos pratiques) bien supérieure aux capacités attentionnelles dont nous disposons pour en prendre connaissance. Il convient donc de mettre au premier plan de nos analyses une nouvelle rareté : l’attention. Cette rareté se situe du côté de la réception des biens culturels, et non plus seulement du côté de leur production, alors que l’économie traditionnelle se définit par l’optimisation de la production des biens à partir de ressources limitées. Tout le monde sait que la principale difficulté, aujourd’hui, n’est pas tant de produire un film, un livre ou un site Web, que d’attirer l’attention d’un public submergé de propositions, souvent gratuites, plus attrayantes les unes que les autres.

S’agit-il d’un phénomène nouveau ?
Y. C. : Non, bien entendu. On ne peut pas se contenter de dire que l’attention est une ressource rare de nos jours. Cela a été vrai de tout temps. La rhétorique, développée dès l’Antiquité, proposant aux orateurs des méthodes pour capter et soutenir l’attention d’auditeurs déjà prompts à se laisser distraire, est sans doute la forme la plus ancienne d’économie de l’attention. Loin de commencer en 1996, avec le décollement d’Internet, c’est entre 1870 et 1920 que se situe la véritable émergence de ces questions. Un sociologue comme Gabriel Tarde (1843-1904) comprend déjà très bien que l’industrialisation entraîne une surproduction de marchandises, dans laquelle ce sont les questions attentionnelles (telles que commence à les structurer la publicité) qui jouent un rôle central dans l’économie. Bien avant cela, les libraires ou les directeurs de théâtre se battaient depuis plusieurs siècles pour attirer l’attention des lecteurs ou des spectateurs dans une situation d’offre pléthorique. Mais, si l’économie de l’attention a toujours existé, elle tend à devenir de plus en plus hégémonique, au point de dominer les sphères de la production. On assiste à l’émergence de logiques économiques qui attachent de plus en plus d’importance au pôle de la réception-consommation, en plus de celui de la production. S’il y a bien quelque chose de nouveau, ce sont les accélérations induites par la diffusion massive de développements technologiques tels que l’ordinateur personnel, Internet ou les algorithmes des moteurs de recherche.

Comment fonctionne cette économie ? En quelle façon l’attention peut-elle constituer une ressource, une monnaie, une denrée, voire la denrée principale ?
Y. C. : Précisons d’abord que l’attention est une réalité disparate. Celle que je porte à un concert de jazz est d’une nature différente de celle que vous prêtez à un match de tennis, à une publicité télévisée ou à un article de journal. C’est, entre autres choses, pourquoi Adrien Staii, spécialiste des questions de communication, lui préfère, dans ce livre, la notion de « trafic » : on mesure facilement des nombres de clics, mais quant à savoir quelle quantité ou quelle qualité d’attention il y a derrière ces clics, c’est une tout autre affaire !

Pour que l’attention puisse être considérée comme une « nouvelle monnaie », un certain nombre de conditions doivent être réunies, comme l’expliquait dès le début des années 1990 le sociologue et architecte allemand Georg Franck : il faut que l’infinie diversité des attentions concrètes puisse être réduite à une unité de mesure homogénéisante (hier partielle sous la forme de l’audimat, aujourd’hui précise par le classement donné par l’algorithme de Google PageRank) ; il faut aussi que l’attention, qui est un phénomène passager, puisse se capitaliser (et c’est ce qu’on appelle la notoriété, la prééminence) ; il faut enfin que se développent des institutions fonctionnant comme des banques de la monnaie attentionnelle (et ce sont les médias de masse, qui ont pour fonction de semer de l’information afin de moissonner de l’attention, qu’ils revendent ensuite à des annonceurs publicitaires).

Faut-il s’alarmer de ces phénomènes économiques ?
Y. C. : Ils seront ce que nous parviendrons à en faire. Ce moment de conjonction entre des logiques anthropologiques multimillénaires (le besoin de reconnaissance au sein des sociétés humaines), des dispositifs économiques remontant à plus d’un siècle (le capitalisme consumériste) et des innovations technologiques récentes (microprocesseurs et algorithmes) fait de l’économie de l’attention à la fois quelque chose d’un peu flou et très ancien, et quelque chose d’absolument nouveau et incroyablement puissant, dont nous commençons à peine à prendre la mesure. Les Google Glass promettent ainsi d’afficher des informations sur nos lunettes pour augmenter la perception de notre environnement visuel, affichant par exemple le nom ou le CV de la personne assise à la table voisine d’un café, qu’un logiciel de reconnaissance aura dûment identifiée. Le philosophe et médiactiviste Franco Berardi parle à ce propos de « neurototalitarisme ».

En quoi l’économie de l’attention est-elle un enjeu important pour la recherche, pour les sciences humaines et sociales, mais aussi pour l’art, l’urbanisme, tout autant que pour l’économie ou la neurologie ?

Y. C. : Le pari de cet ouvrage collectif est de décliner ce que différents domaines de recherche peuvent trouver ou critiquer au sein de l’économie de l’attention. Il tente de faire comprendre à la fois pourquoi il est indispensable de repenser l’économie en termes attentionnels et pourquoi il est tout à fait insuffisant de réduire l’attention à des questions d’économie. En élargissant le champ de questionnement, on est amené, par exemple, à mieux mesurer les liens intimes entre le fait d’être « attentif » et celui d’être « attentionné », ou à dépasser l’opposition simpliste entre attention et distraction, concentration et dispersion.
Ce que montrent tous ces éclairages croisés, c’est que les questions attentionnelles sont au cœur de nos conflits sociaux parce que nos régimes d’attention sont intrinsèquement liés à nos régimes de valorisation selon ce que j’appelle un « cercle incestueux » : je fais attention à ce que j’ai appris à valoriser et je valorise ce à quoi j’ai appris à faire attention. Cette dynamique circulaire de l’attention et de la valorisation est au cœur des multiples « crises » que l’on dénonce à notre époque. Par exemple, la crise financière de 2008 était due, comme la plupart des bulles spéculatives qui se succèdent depuis le XVIIe siècle, à l’alignement des attentions (et des inattentions) sur certains indicateurs plutôt que sur d’autres, entrainant ce que l’on appelle des phénomènes de « cécité attentionnelle »: on concentre tellement son attention sur un phénomène précis qu’on rate quelque chose qui devrait pourtant nous sauter aux yeux. Plus largement, chaque fois que se met en place une procédure d’évaluation (de l’administration publique, de l’hôpital, de l’école, etc.), cette procédure contribue à produire activement les valeurs qu’elle prétend se contenter d’observer objectivement, suscitant des boucles récursives qui affolent nos boussoles.

Selon vous, le phénomène concerne aussi la recherche scientifique…

Y. C. : En effet. En « faisant attention » au nombre de publications de chaque chercheur dans des revues scientifiques, on ne se contente pas de mesurer le travail des chercheurs : on valorise activement certaines revues (rang A, etc.), une certaine conception de la recherche (individualisable par une signature), un certain mode de transmission (l’article plutôt que la formation de jeunes collègues), etc. Cela produit aussi ses effets de cécité attentionnelle collective : on sait que les pratiques de vérification et de reproduction des expériences sont en baisse, parce qu’elles produisent beaucoup moins de visibilité que la publication d’une hypothèse nouvelle, fût-elle fumeuse. Les bulles spéculatives – et les crises qui s’en suivent – touchent l’attention scientifique aussi bien que l’attention financière !

 

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