Intellectuel, politique et militant, fondateur de L’Humanité, Jean Jaurès disparaissait le 31 juillet 1914. L’historien Vincent Duclert nous parle de cette figure majeure de la République française et du socialisme, et des évolutions radicales de sa pensée sur le colonialisme ou l’affaire Dreyfus.
À l’occasion de l’anniversaire de la disparition de Jean Jaurès, le 31 juillet 1914, vous venez de publier, avec Gilles Candar, une biographie très complète aux éditions Fayard. Tout n’avait-il donc pas déjà été écrit sur lui ?
Vincent Duclert : Eh bien non, même si beaucoup de connaissances sont en effet disponibles sur Jaurès ! D’autant que ses soixante dernières années ont vu la création de la Société d’études jaurésiennes et le développement des recherches historiques à son sujet. Sous l’impulsion de Madeleine Rebérioux, Michelle Perrot ou Rolande Trempé, ces recherches ont dégagé une série de visages nouveaux de Jaurès : le Jaurès des luttes sociales, de l’affaire Dreyfus, de la paix, de la culture populaire, le Jaurès journaliste, philosophe, historien… Cette connaissance nouvelle restait cependant fragmentée. Une biographie de référence pouvait réunir ces approches1. Nous tenions à réexaminer de larges questions, comme son rapport à la guerre, une entreprise semble-t-il réussie puisque notre biographie a été honorée du Prix spécial du Sénat pour la Grande Guerre. Il n’est pas exact de faire de Jaurès l’icône du pacifisme absolu, comme cela s’est produit dans les années de guerre et d’après-guerre. Il n’était pas opposé à la guerre, mais aux lois de la guerre écrasant le principe d’humanité. Il estimait qu’il y avait bien des guerres que l’on devait refuser, celles de conquêtes, de prédation. Mais il jugeait nécessaire qu’une démocratie se défende si elle est attaquée. Cette idée est fondamentale, même dans la pensée socialiste d’aujourd’hui.
Justement, quel héritage, à la fois intellectuel, politique et militant, le fondateur de L’Humanité a-t-il laissé ?
V. D. : Avant tout, un héritage politique, qui s’incarne dans la France républicaine, cette « démocratie républicaine » comme il l’appelait. Jaurès a largement contribué à la démocratisation de la République. Il a aussi œuvré à la réalisation de lois libérales qui appartiennent au socle de nos libertés fondamentales, celle de la séparation de l’Église et de l’État, celle sur les associations, et il s’est engagé dans la résolution démocratique de grandes crises, comme le boulangisme ou l’affaire Dreyfus.
Mais il a aussi construit le socialisme, sa version humaniste et universaliste qui traverse la gauche française. Jaurès a tenté d’organiser le mouvement socialiste afin de lui donner plus d’efficacité politique dans la République. Il comprend, par exemple, que pour que le socialisme réussisse, il ne faut pas qu’il reste dans des groupuscules, figé dans une sorte de jusqu’au-boutisme ou sur la doctrine trop exclusive du marxisme, mais qu’il est nécessaire qu’il s’unifie pour peser sur les destinées de la République. Jaurès a montré que le socialisme n’était pas uniquement dirigé vers l’avenir du prolétariat et sa libération. Il entrevoit une bonne partie des injustices qu’échouent à comprendre les marxistes. Le socialisme, c’est pour lui une pensée humaniste, philosophique, démocratique.
Il a enfin mis de la morale dans la politique, et en cela est le précurseur de la politique moderne, celle faite sur la base de la vérité que l’on doit aux sociétés, du courage. Des sacrifices, également, puisqu’il a fait passer ses idéaux avant le pouvoir, allant jusqu’à consentir de perdre son siège de député dans son combat pour Dreyfus.
Un point fondamental de sa biographie est l’évolution de ses positions…
V. D. : En effet, prenons d’abord son cheminement dans l’affaire Dreyfus. Au début de son accession au socialisme, pour des raisons stratégiques regrettables, Jaurès a emprunté la doxa antisémite de l’époque. L’antisémitisme était présent dans les milieux ouvriers, où les juifs étaient considérés comme responsables de l’écrasement du prolétariat par la « finance juive », et ce bien qu’il y ait de nombreux juifs au sein du prolétariat ouvrier. Avec son engagement dans l’affaire Dreyfus, il se révèle un combattant acharné contre l’antisémitisme : il a compris que celui-ci installe dans la société l’injustice, la haine et la violence, qu’il menace la démocratie essentielle au progrès humain.
En est-il de même pour le colonialisme ?
V. D. : Oui. Au départ, comme tout républicain, il est favorable à la colonisation, pensant qu’elle apporte le progrès. Puis il découvre qu’elle provoque destruction et oppression. À partir de la conquête du Maroc par les Français et des tensions avec l’Allemagne qui mène elle aussi un projet de colonisation, la paix européenne est menacée. Il observe aussi les opérations de guerre menées contre les indigènes. Pour ces raisons, Jaurès s’affirme comme l’un des rares hommes politiques anticolonialistes de son temps. Il estime qu’il faut non seulement donner des droits démocratiques aux peuples soumis mais aussi leur reconnaître l’indépendance. Il n’y a pour lui aucune justification à penser que les civilisations européennes sont supérieures aux autres. Jaurès est un homme à l’échelle du monde ; son regard sur la colonisation est celui d’un penseur de l’humanité.
Enfin, son accession au socialisme ne s’est pas faite spontanément…
V. D. : En effet, il appartient à l’origine, dans sa jeunesse politique, au camp républicain. Dans cette décisive évolution, trois facteurs sont à prendre en compte : d’abord, son intérêt profond pour la question sociale, qui ne concerne pas seulement les milieux ouvriers mais aussi les sociétés rurales que Jaurès connaît bien, et même personnellement. Toute son enfance et sa jeunesse se sont déroulées dans la campagne tarnaise, là où ses parents possédaient une petite ferme. Une autre réalité qui l’emmène vers le socialisme est la grève des mineurs de Carmaux. Alors qu’il est maire adjoint de Toulouse, il soutient l’action des grévistes et remporte les élections partielles de janvier 1893 à Carmaux, intégrant les rangs des parlementaires socialistes. Enfin, des rencontres personnelles avec de hautes figures du mouvement déterminent aussi sa venue au socialisme : Lucien Herr, figure de l’intellectuel critique et du socialisme humaniste, Jules Guesde, incarnation des doctrines marxistes et d’un socialisme plus ouvrier et plus doctrinaire aussi. Jaurès pense que le socialisme peut se réaliser dans la République. Et c’est pourquoi, d’ailleurs, il choisira de la défendre lorsqu’elle sera menacée, particulièrement dans la grande crise de l’affaire Dreyfus.
Vous avez organisé l’exposition « Jaurès contemporain » qui se déroule jusqu’au 11 novembre au Panthéon. Comment envisagez-vous ce centenaire ?
V. D. : Pour nous, historiens, c’est l’occasion de diffuser les résultats de la recherche et de rapprocher un large public du savoir scientifique, en le vulgarisant et en faisant en sorte qu’il aide les sociétés à concevoir leur identité démocratique, leur avenir. D’où l’importance de participer à de telles entreprises de médiation. « Jaurès contemporain » s’inscrit aussi dans une réflexion sur la muséographie : toute première étape d’une politique d’exposition inédite qui entend faire du Panthéon un monument populaire, elle se veut le prototype d’une nouvelle forme d’histoire au musée. En réunissant de nombreux clichés, œuvres d’art, couvertures de livre, citations et ouvrages, il s’agit d’accompagner la présence de Jaurès, inhumé ici dans la crypte du Panthéon depuis le 23 novembre 1924, par la présentation d’un savoir historique. J’ai choisi de mettre en avant la postérité de Jaurès qui, dès son assassinat en plein combat contre « le monstre de la guerre », a considérablement inspiré et nourri les imaginaires politiques, intellectuels, artistiques, en France et dans le monde. Il demeure le contemporain de générations successives durant les XXe et XXIe siècles. Cette contemporanéité s’est exprimée dans d’innombrables déclarations, cérémonies, œuvres… et même controverses, comme celle, très vive, autour du transfert de son corps au Panthéon le 23 novembre 1924, entre les radicaux qui en étaient à l’initiative avec les socialistes, et les communistes, pour qui le Jaurès célébré ainsi était travesti en bourgeois et républicain, perdant ses dimensions socialistes et révolutionnaires.