L’anthropologue français le plus commenté à l’heure actuelle revisite sa trajectoire scientifique dans son dernier ouvrage. Pour «CNRS Le journal», il revient sur le rapport des hommes à la nature, propre à chaque culture, et sur la façon dont nous «composons des mondes».
Dans votre nouveau livre, La Composition des mondes, vous revenez, au fil d’un entretien avec le philosophe Pierre Charbonnier, sur votre parcours d’anthropologue, vos terrains en Amazonie et vos travaux. Pourquoi avoir eu envie d’écrire cet ouvrage ?
Philippe Descola : Il s’agissait surtout de lancer des coups de projecteur sur des thèmes que j’ai abordés au long des années et qui méritaient d’être précisés. Les œuvres d’un auteur lui échappent. Elles sont appropriées, interprétées, déformées, reformulées, parfois enrichies, par les lecteurs. C’est probablement une bonne chose. Mais l’on ressent parfois le besoin de rectifier des exégèses tendancieuses, de clarifier des points qui prêtent à malentendu ; bref, de continuer à influer sur la manière dont on vous lit. Ce livre permettait aussi de corriger une tendance à l’achronie courante à la lecture, qui conduit à faire abstraction des circonstances historiques dans lesquelles un texte scientifique a été écrit, de sorte qu’on l’interprète à partir des questions du moment qu’il ne mentionne pas, mais qu’il a parfois contribué à faire émerger. Il s’agissait de montrer dans quelles conditions j’avais élaboré des propositions théoriques et comme elles s’enchaînent au fil du temps du fait des transformations de cet environnement.
De quoi se composent donc nos mondes ?
P. D. : L’objet de l’anthropologie telle que je la conçois est d’étudier la manière dont les gens composent des mondes. Il n’y a pas un monde objectif déjà tout constitué d’une part, et une myriade de variantes culturelles et subjectives de ce même monde, d’autre part. Cela, c’est la vulgate de la division du travail entre les sciences de la nature et les sciences de l’homme et de la société. Je pense plutôt que les humains détectent ou non certaines qualités et relations qui sont offertes à leurs prises dans ce qui les environne, et chacune de ces perceptions, lorsqu’elle est systématisée, devient un monde. Tous ces mondes se chevauchent en partie et, lorsque les mondes d’un ensemble de gens manifestent une cohérence collective, on a alors ce que l’on appelle une culture. Ce sont les principes de composition de ces mondes en partie partagés que j’essaye d’élucider, avec l’idée que ces principes se donnent à voir dans la façon dont les humains identifient et systématisent les continuités et les discontinuités entre eux-mêmes et les non-humains (animaux, plantes, objets, etc.).
En revenant de manière réflexive sur votre prestigieuse carrière, récompensée notamment par la médaille d’or du CNRS en 2012, lequel de vos apports à l’anthropologie considérez-vous comme le plus important ?
P. D. : Je crois que j’ai contribué à rendre l’anthropologie moins anthropocentrique en accordant aux non-humains dans toute leur diversité un rôle d’agent social au lieu de les voir simplement comme des ressources, des contraintes ou la toile de fond sur laquelle projeter notre imaginaire. Je pense aussi que j’ai permis de rendre les concepts des sciences sociales moins eurocentriques en montrant la relativité de notions comme nature, culture, société, histoire ou religion et en proposant des façons alternatives de les conceptualiser qui sont moins arrimées à la trajectoire historique de l’Occident et donc, de fait, plus authentiquement universelles.
Vous écrivez : « Il est faux de dire que l’homme est en soi une maladie pour la planète. » Pourtant, les usages que nous faisons de la nature entraînent de graves bouleversements écologiques. Que peut nous apprendre à cet égard l’anthropologie de la nature ?
P. D. : J’ai dit cela parce que « l’homme » est une généralité qui n’a guère de sens dans un tel contexte. Il y a des usages de l’environnement dont les conséquences sont évidemment catastrophiques, depuis la nouvelle extinction de masse en cours jusqu’au réchauffement global en passant par la destruction des écosystèmes et des paysages. Mais ce n’est pas un homme abstrait qui en est la cause, ce sont certaines pratiques, intentionnelles ou non, de certains humains dans certaines circonstances, et c’est précisément le rôle de l’anthropologie et des sciences sociales que de comprendre, après enquête, pourquoi et comment cela se passe. Il paraît évident que les différentes façons de composer des mondes jouent un rôle dans ces effets différentiels. La forêt tropicale sera perçue par des Indiens d’Amazonie – dont les manipulations végétales ont pourtant contribué à lui donner sa physionomie présente – comme le jardin d’esprits qu’il vaut mieux ne pas trop déranger ; tandis qu’elle sera vue comme une source de bois d’œuvre pour une compagnie forestière, comme un obstacle à la colonisation agricole pour un latifundiaire, ou comme une zone à préserver pour sa biodiversité « naturelle » par une organisation conservationniste.
Vous évoquez votre projet de revenir à une anthropologie plus politique, de quoi s’agit-il ?
P. D. : La philosophie des Lumières a théorisé une conception du politique dans laquelle les non-humains ont été éliminés pour la raison qu’ils ne pouvaient pas participer directement aux délibérations démocratiques. Nous vivons encore avec cet héritage, qui présente tout de même quelques inconvénients. L’un d’eux concerne l’anthropologie : une telle conception du social et du politique a gauchi notre compréhension du fonctionnement de collectifs dans lesquels les non-humains étaient au contraire des parties constitutives. L’autre inconvénient est plus immédiat : c’est la marginalisation des non-humains dans la vie publique alors qu’ils se rappellent chaque jour à notre bon souvenir, depuis les zoonoses jusqu’au climat. C’est pour remédier à l’apartheid entre les concepts qui traitent des personnes et ceux qui traitent des choses qu’il faut revoir les conceptions que nous avons du vivre ensemble.