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Aux sources de la conscience CNRS le journal : 12.03.2014

« Qu’est-ce que l’expérience consciente ? » Voilà la grande question à laquelle s’est attaqué le philosophe Michel Bitbol dans son dernier ouvrage paru en février 2014. Alors que se déroule la Semaine du cerveau, nous lui avons posé quelques questions.

Vous venez de publier La conscience a-t-elle une origine ?, essai dans lequel vous proposez « une nouvelle approche de l’esprit ». Pourquoi avez-vous eu envie d’écrire cet ouvrage ?
Michel Bitbol: Tout a commencé par un cours de master sur la conscience, à la Sorbonne, en 2010. Bien que portant sur les sciences contemporaines, il tournait autour d’une vérité immémoriale : que la conscience n’est pas un objet du monde, mais ce par quoi tout objet se montre. Le problème est que cette vérité semble abstraite et difficile à communiquer. J’ai alors eu l’idée de la rendre plus accessible aux étudiants, en illustrant mes exposés philosophiques par des exercices de prise de conscience inspirés de l’enseignement de la méditation. Le résultat a dépassé mes espérances. Plusieurs étudiants m’ont confié leur plaisir de participer à un épisode de philosophie vivante. Il me restait à transformer cela en un livre invitant les lecteurs à s’impliquer, eux aussi, dans le débat sur l’origine de la conscience.

Il était donc fondamental pour vous d’impliquer le lecteur…
M. B. : En effet, sans cela, il se contente d’évaluer des raisonnements sur la nature (matérielle ou immatérielle) de la conscience. Et il oublie que le véritable thème du débat s’identifie à sa propre vie vécue au moment où il y pense. Pour lui permettre de bien juger, il faut donc le remettre en contact intime avec ce thème. Il faut par exemple lui rappeler à point nommé que l’opinion qu’il vient de se forger sur l’origine neurobiologique de la conscience est elle-même un acte de conscience. C’est pourquoi j’ai parsemé mon livre d’aide-mémoire de ce genre afin de provoquer des petits sursauts chez le lecteur, des instants féconds de rapatriement dans sa situation présente.

En quoi cette question de la conscience est-elle selon vous LA question philosophique par excellence ?
M. B. : La philosophie travaille en amont des sciences, en interrogeant leurs plus tacites présuppositions. Or, en amont de tous les amonts, se pose la question de l’expérience pure, de l’expérience consciente. Elle représente l’horizon inaccessible des savoirs objectifs. La philosophie tient là sa question propre et inaliénable.

Que peut-on dire de la conscience ? Ne restera-t-elle pas toujours un mystère ?
M. B. : Dire quelque chose de la conscience frise le paradoxe, ou le tête-à-queue. Car, nous l’avons vu, vouloir dire et comprendre ce qui est dit sont encore des actes de conscience. La nature exceptionnelle du mystère que constitue la conscience se manifeste dans cette absence de distance entre le fait de dire et ce qui est dit.

À partir de là, il n’est pas question de tenir la conscience pour un fait connaissable objectivement et nommable comme une chose, mais au mieux de travailler sur des faits objectifs permettant de traiter les pathologies visibles de la conscience, comme les hypersomnies, le somnambulisme, les états végétatifs, etc. Ne connaissant pas la conscience au sens habituel d’une connaissance d’objet ou de propriété d’objet, il reste pourtant que nous «co-naissons» avec elle. Le mystère de la conscience découle de son absolue proximité.

Pourtant le thème de la conscience en tant que processus neuronal est abordé aujourd’hui par des disciplines scientifiques, notamment par la neurobiologie ?
M.B. : Certes, la neurobiologie obtient en ce moment des succès impressionnants. Elle identifie les corrélats neuronaux de toutes sortes d’activités mentales, elle élabore des moyens d’agir (par exemple en utilisant la stimulation magnétique transcrânienne) sur les contenus de conscience, et elle prévoit la possibilité ou l’impossibilité d’obtenir des réponses verbales organisées chez des patients, à la suite d’états de coma ou d’anesthésie générale. Mais elle laisse subsister un gouffre explicatif entre le fonctionnement neuronal et le simple fait qu’il y a une expérience vécue plutôt qu’aucune.
Selon Michel Bitbol, les neurosciences sont encore loin de décrypter la conscience. Ici, acquisition d’images du cerveau d’un patient via la technique de tomographie à émission de positons (TEP).

Que peut apporter la philosophie à cette connaissance ?
M.B. : Dans ce contexte, la philosophie intervient comme une sorte de vigie. Elle rappelle d’abord que pouvoir n’équivaut pas forcément à savoir. La philosophie rappelle ensuite que, loin de déduire l’expérience consciente de leurs prémisses, les neurosciences en supposent la présence. Une théorie neurobiologique de la conscience n’a en effet de pertinence que pour des êtres conscients. La philosophie souligne également que des théories neuroscientifiques ne rendent partiellement raison de la conscience qu’à condition de la redéfinir : elles en soustraient la part délicate, qui est l’expérience vécue, et la restreignent à ses fonctions cognitives, comme la méta-cognition, soit l’aptitude à savoir qu’on sait. Parfois même, elles escamotent la principale difficulté en identifiant la conscience à un processus neuronal.

Que souhaitiez-vous démontrer et à quels arguments avez-vous eu recours ?
M.
B. : Certains de mes arguments visent à montrer que la question de l’origine matérielle de la conscience, soulevée par diverses disciplines scientifiques, à commencer par la neurobiologie, est mal posée. Pour ma part, l’interrogation sur la provenance de la conscience ne s’apaise vraiment qu’à la faveur d’un changement d’état de conscience : celui dont part la phénoménologie.

Vous avez par conséquent opté pour une approche phénoménologique de la question ?
M.B. : En effet, entre toutes les options philosophiques, seule la phénoménologie, fondée par Husserl et poursuivie en France par Sartre, Merleau-Ponty, Levinas, Henry, etc., m’a paru appropriée. Car sa méthode consiste en la suspension du jugement sur les objets perçus, y compris les cerveaux, et l’élargissement du champ attentionnel aux actes de juger et de percevoir. La voie contemplative de la méditation aide, voire radicalise, ce mouvement, puisqu’elle consiste à « créer un lien de familiarisation avec son (propre) être »

Chaque chapitre du livre correspond à une interrogation : « L’introspection est-elle possible ? », « Quel genre d’unité a le moment présent ? », « Que voudrait dire vivre sa propre mort ? »… Pourquoi ?
M.
B. : Chacun de ces chapitres vise à affaiblir un préjugé répandu sur la conscience, en le remettant précisément en question. Ainsi, durant une bonne partie du XXe siècle, on a considéré que l’étude de l’expérience vécue était impossible. Il suffit cependant de retravailler la définition et la mission de l’introspection pour forger des méthodes d’investigation de l’expérience en première personne qui résistent à cette critique traditionnelle. De même, il semble absurde de « vivre sa propre mort », car, comme l’écrit Épicure : « Quand la mort est là, nous ne sommes plus. » Mais les expériences de mort imminente, de mieux en mieux étudiées depuis les années 1970, invitent à ne pas prendre entièrement au sérieux la chronologie épicurienne, purement extérieure. Ces expériences amplifient en effet considérablement les ressentis et les perspectives d’avenir, établissant ainsi un temps intérieur que les sujets mourants vivent comme s’il était illimité.

Vous vous interrogez même sur « ce que cela fait d’être un zombie » ! N’est-ce pas une drôle de question ?
M.B. : Les zombies sont des êtres imaginaires qui se comportent comme nous, mais qui n’ont aucune expérience consciente : des automates anthropomorphes. Ils interviennent dans le débat sur la conscience comme des prête-noms pour la conception mécaniste que proposent de nous les sciences cognitives. Si nous étions seulement ce que ces sciences disent de nous, il n’y aurait rien d’inconcevable à ce que nous soyons inconscients, à la manière des zombies. Or nous sommes conscients… Où est l’erreur ?

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